Poussières d’étoiles

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Poussières d’étoiles

Poussières d’étoiles (suite)

Adèle Oppeur

… Peut-être n’était-ce qu’un éclat de lumière aperçu dans l’œil étoilé d’un poisson furtif venu frôler la surface…La rivière en cette saison commençait à gonfler son débit et l’eau était troublée des alluvions qu’elle charriait.

Les prés humides et le vent d’automne donnaient à la campagne une atmosphère grelottante, sous une pluie de feuilles de peupliers que les bourrasques du vent de Toussaint malmenaient. Le paysage de bocage ébouriffé augurait, comme le cœur de Julien, d’un hiver précoce, tremblant et gris.

Et pourtant, la forte odeur des peupliers imprégnait l’air tandis que les feuilles mortes flamboyantes, épaisses comme du cuir, jonchaient le sol de milliers de pépites en un épais tapis. Des étoiles d’arbres aux reflets d’or venant s’offrir en mourant, au sol qui les avait fait naître.

L’humus odorant racontait la nécessaire transformation, puissant engrais du cycle des saisons par la fin d’un été pour engendrer la force du prochain printemps. Le pourquoi de l’hiver faisant alors pardonner la dureté de cette petite mort par la transcendance du vivant.

Fondu dans les éléments, Julien revoyait sur ce même pont de pierre l’endroit où il avait rencontré Mathilde un soir d’été, huit ans plus tôt. Il n’oublierait jamais cette lumière qui l’auréolait, ou peut-être était-ce le coucher du soleil derrière elle, jouant dans ses cheveux dorés pour les faire scintiller.

Assise sur le solide pont de calcaire et de pierre de roussard, fragile silhouette, comme une apparition. Elle semblait tombée d’une étoile, un peu évanescente, un peu perdue, se tenant la cheville, incapable de marcher ni d’expliquer ce qu’elle faisait là. Ses vêtements détonnaient avec leurs couleurs chatoyantes, différents de ceux des jeunes femmes du pays. Elle avait bredouillé s’être perdue en allant à la foire du Mans, avec sa famille pour vendre la récolte de la saison. Disait avoir couru après son chien qui s’était échappé du convoi et s’être tordu la cheville sans réussir à le rattraper. Les autres avaient continué leur route et étaient sans doute à présent à sa recherche.

Julien n’avait pas vraiment cru cette histoire ni les raisons qui avaient conduit Mathilde sur la route de Montbizot. Sans insister pour ne pas l’effrayer, il avait proposé de la secourir et l’avait conduite chez lui pour la confier à sa grand-mère, guérisseuse, qui accepta de soigner la cheville de la jeune fille.

Il fut convenu que Mathilde resterait quelques jours, qu’on ferait porter un courrier à sa famille et qu’on attendrait que quelqu’un vienne la chercher.

Le temps avait passé, personne n’était venu. À cette époque, l’état des chemins était tel que les déplacements se faisaient très rarement au-delà du canton. On ne prenait la route que pour se rendre à la ville vendre les récoltes et payer la Dîme ou la Gabelle, en attendant que l’impôt sur le sel ne soit supprimé. L’école de Jules Ferry n’existait pas encore et nombre de paysans et gens du peuple étaient analphabètes. Toutes ces raisons firent que le séjour de Mathilde se prolongea sans qu’il soit surprenant qu’une hospitalité improvisée s’étende dans le temps.

La famille de Julien, composée de quatre « frérèches », comptait quatorze personnes œuvrant sur le domaine, ayant chacun ses tâches bien définies, pour assurer le labeur quotidien.

 Des quatre frères, deux n’étaient pas revenus de la guerre et leurs épouses trimaient dur pour compenser le manque de bras. Les enfants participaient très tôt au travail de la ferme.

La présence de Mathilde était une bouche de plus à nourrir et elle fut vite  mise à contribution au travail des femmes pour payer sa pension.

Ainsi, elle s’habitua et de fil en aiguille, il devint évident que le lien qui s’était tissé entre Julien et elle devait être régularisé.

Le mariage eut lieu après les moissons de la deuxième année suivant son arrivée, faisant un gentil couple intégré au logis.

Dans ce petit village du Haut Maine, les distractions étaient rares et la cohabitation parfois compliquée pour les trois générations. La bonne humeur de Mathilde et l’enthousiasme de Julien arrivaient cependant à bout des querelles intestines, qui s’effaçaient aussi devant la dureté du labeur. La fatigue laissait peu de place à l’expression de la tendresse.

Pourtant, entre Mathilde et Julien brillait une douce connivence qui apportait un rayonnement au sein même de la famille.

Alors pourquoi ? Comment Mathilde pouvait-elle l’abandonner, effacer huit ans de bonheur, déchirer le doux lien tissé jour après jour et pour aller où ?

Julien était sûr que quelque chose avait éclaté dans le cœur de Mathilde pour la pousser à partir.

Quelque chose de puissant, invincible, indiscutable, probablement.

Elle avait presque trente ans, deux ans de moins que lui. Julien avait bien vu que la silhouette blonde perdait de sa légèreté pétillante. Les mouvements de son corps s’étaient imperceptiblement ralentis, appesantis. Elle avait perdu la foi en ce qu’elle vivait et la désillusion n’avait pas échappé à ce mari attentif et discret.

Ses grands yeux verts n’avaient plus vraiment la pétulance des étoiles qui avait tant plu à Julien. Il y a longtemps, presque une autre vie.

La tristesse avait posé un voile opaque sur la brillance de sa jolie personne. Il percevait ce changement insidieux et il lui semblait qu’une petite flamme en elle vacillait, menaçant de s’éteindre

Julien était un bon mari, rude à l’ouvrage et Mathilde lui devait tout. N’avait-il pas ouvert grand les bras quand elle en avait eu besoin ? Accueillant dans la chaleur de son logis une jeune Mathilde en perdition.

Il lui avait ouvert son cœur, son âme et sa maison dans un élan d’amour et sans rien demander. Le temps avait fait le reste dans la logique des hommes et des usages de ce pays.

Sa métairie, au bout du chemin qui enjambe la rivière, l’avait recueillie et s’était éclairée de la lumineuse présence de sa belle Mathilde.

Mais le Destin nous rattrape toujours. Les étoiles qui nous guident sont celles qui brillent au fond du cœur. Elles sont fidèles et ne nous laissent jamais en paix…

 

Au bout du village il y avait le champ de foire et le marché tous les jeudis.

C’est là qu’avaient lieu le bal et la fête du village, une fois par an.

C’est aussi là que s’arrêtaient les marchands ambulants, là encore que s’installait parfois le petit théâtre de Guignol pour amuser les enfants.

Ce jour-là, une grande tente rouge et jaune au toit en forme de cône arrondi avait planté son imposant volume au milieu de la place. Son arrogante taille lui donnait un air autoritaire et péremptoire, comme affirmant sa présence inéluctable autant qu’inattendue.

Et là, dans cet endroit, la violence de la surprise avait cueilli Mathilde au point de lui faire perdre pied.

Elle avait dû courir se réfugier dans l’église et s’assoir sur un banc pour essayer un tant soit peu de recouvrer ses esprits.

Le choc était terrible, mais elle savait déjà, dans son âme torturée de remords, qu’elle partirait avec le cirque. Qu’elle reprendrait sa place de trapéziste au milieu des étoiles.

Ce même cirque qui l’avait déposée là, le jour funeste où elle était tombée de la voute étoilée et s’était gravement blessée à la cheville…

Julien avait confusément senti, en la voyant revenir du village les yeux rougis, le teint si pâle et la démarche hésitante, qu’un évènement tragique arrivait. Un pincement douloureux au creux de ses reins montait jusqu’à la nuque et la sueur envahissait son front tandis qu’il hésitait, spectateur incrédule encore abasourdi.

Il l’avait vue se diriger comme un fantôme vers la maison, emballer ses quelques affaires en un petit balluchon et repartir vers le village en courant. Il l’avait alors arrêtée en surgissant derrière la grange, l’attrapant par le bras pour lui faire faire volteface.

Mathilde ne lui avait pas donné d’explication. Elle avait seulement dit « adieu » d’une voix blanche qu’il ne connaissait pas. Son regard était celui d’une étrangère et il avait compris qu’elle partait, comme elle était arrivée. Soudainement et gardant son mystère. Il avait alors relâché le bras qu’il serrait en tremblant. Vaincu, désemparé et sans force à présent.

Le rideau du décor allait se refermer en franchissant le pont vers d’autres horizons.

Ceux qui étaient tracés pour l’enfant des étoiles.

Elle laissait derrière elle une épine saignante, plantée profondément dans le cœur de Julien.

Il ne leur restait plus que des poussières d’étoiles, dans le prisme des larmes au bord des yeux embués, qu’accrochait la lumière d’un pâle soleil levant.